Rencontre avec Ahmed El Attar
Rencontre avec Ahmed El Attar
Les pièces que vous écrivez tendent un miroir sévère à la bourgeoisie égyptienne. Vous considérez-vous comme un auteur militant ?
Ahmed El Attar : Je dirais que non, parce que mon but est de pouvoir m’exprimer sur la société, ses maux, ses problématiques, avec le désir qu’elle soit consciente d’elle-même. Mais je ne me vois pas comme un militant. Je fais du théâtre, je me soucie de forme, de contenu, c’est mon enjeu prioritaire. Que le théâtre que je présente s’implique dans les problèmes sociaux et les dénonce ou les expose simplement, je trouve cela naturel : c’est, je pense, plus ou moins, le rôle d’un artiste.
"Tout en étant ancré dans la tradition théâtrale égyptienne et arabe, ce que je propose ne plaît pas à tout le monde. Il y en a qui trouve que c’est une forme trop moderne pour le théâtre arabe"
Comment sont perçues vos pièces dans le monde arabe ? Avez-vous subi censure ou critiques virulentes ?
Ahmed El Attar : Je trouve que mes spectacles sont plutôt bien accueillis : j’ai un public qui suit mon travail en Égypte, presque tous mes spectacles se jouent à guichet fermé. Bien sûr, il y a des personnes que cela agace - sur différents plans d’ailleurs. Mais généralement les spectateurs sont contents que je leur offre un espace de réflexion, de réaction, de prise de position, d’interrogations. Sachant que mon travail est assez contemporain, tout en étant ancré dans la tradition théâtrale égyptienne et arabe, ce que je propose ne plaît pas à tout le monde. Il y en a qui trouve que c’est une forme trop moderne pour le théâtre arabe, d’autres qui n’aiment pas le fait que j’expose aussi durement une partie de la société. Quant à la censure, je l’ai subie deux fois, à deux moments très différents dans ma carrière. En 1998 en Égypte, j’ai écrit mon premier texte - je travaillais auparavant sur des textes déjà écrits - j’ai mis en scène cette comédie (Le Comité) et j’ai subi une censure à ce moment-là, mais cela ne m’a pas empêché ensuite de rejouer le spectacle partout en Égypte. La censure est intervenue lors des premières représentations données à l’Institut Français (cela s’appelait encore Centre Culturel Français), une des trois représentations n’a pas eu lieu. Plus récemment, mon dernier spectacle Avant la révolution a également subi la censure en Égypte, j’ai quand même pu le représenter en y aménageant quelques concessions.
"Ce qui m’intéresse, c’est le mécanisme de cette oppression, comment elle se reproduit, de génération en génération."
Qu’est-ce qui vous a donné l’envie de créer Mama ? Ya-t-il une part de vécu personnel dans cette thématique ?
Ahmed El Attar : Il y a trois thèmes qui sont très récurrents dans mon travail - ce dont je me suis aperçu tardivement - la famille, le père et le rapport entre maîtres et serviteurs. Mais surtout le rapport au père, c’est quelque chose de central. Dans The last supper créé en 2014, le personnage de la mère est en quelque sorte « présent-absent », la mère est là mais jamais visible, on l’appelle, elle ne vient jamais et sa place autour de la table reste vide pendant tout le spectacle. Beaucoup de gens m’ont posé la question : mais alors la mère, elle est où ? Et c’est là que j’ai commencé à réfléchir au sujet de la « mère », à sa place. Elle était toujours présente dans mes spectacles mais toujours d’une façon un peu fantomatique. C’est vraiment le père qui était le point focal de toutes mes représentations. Notamment depuis le décès de mon père, l’année dernière, je me suis attaché à penser la question de la mère et en particulier le processus qui la rend partie intégrante du système d’oppression de la société arabe. Pour moi, la famille est une mini société. Le père est le chef, chef au travail, chef en politique, c’est cette figure masculine patriarcale qui est presque vénérée comme un dieu. Je me suis beaucoup attaqué à cette figure dans le contexte familial. Et c’est récemment que j’ai commencé à réfléchir au rôle de la femme dans tout cela : je pense que la femme est opprimée par son père, par son frère, puis par son mari et moi j’ai personnellement vécu cela avec ma mère. Ça n’était pas une oppression brutale - mon père n’a jamais battu ma mère - ça n’est pas aussi simple que cela. Il y a un esprit d’oppression qui est intégré dans la société égyptienne et arabe vis-à-vis de la femme. Mais allons au-delà : tout le monde dit que la femme arabe est opprimée, ce n’est pas un secret. Ce qui m’intéresse, c’est le mécanisme de cette oppression, comment elle se reproduit, de génération en génération. Et en y regardant de plus près, je peux constater que la femme arabe est une partie intégrante de sa propre oppression. Je ne nie pas la responsabilité de l’homme dans ce cercle vicieux mais je pense que l’homme ne changera pas. L’homme profite à fond de son statut. Et il n’y a aucune raison pour qu’il amorce quelque changement que ce soit. Donc pour moi, l’espoir vient vraiment de la femme. Car ce système tient aussi sur la femme et spécifiquement sur la mère. La mère ressent qu’elle a perdu son passé et son présent : elle n’a jamais pu choisir librement sa vie ni dans la maison familiale où sa mère l’opprimait, ni dans sa maison conjugale aux côtés de son mari. Sa seule perspective c’est le futur et le futur, dans son esprit, passe par le fils qui dans une société patriarcale est celui qui va remplacer le chef. Alors, par un instinct de vengeance que je trouve au fond compréhensible, la mère, qui met au monde un garçon, cherche à le contrôler totalement, elle le tient depuis sa naissance jusqu’à ses quarante, cinquante ans et au-delà par un système de chantage émotionnel et de jeux de pouvoir constants. Au bout du compte, cet homme devient un misogyne. Il déteste sa mère mais comme il n’arrive jamais à exprimer cela à sa mère, il s’en prend à toutes les autres femmes autour de lui : sa sœur, sa fille, sa femme et ainsi de suite. Et c’est ainsi que la mère joue un rôle aussi important dans sa propre oppression que celui de l’homme. Comme je vous l’ai dit, je n’ai aucun espoir que l’homme change. Le seul espoir, si on veut sortir un jour de ce cercle vicieux, c’est de donner conscience à cette femme qu’elle élève des garçons qui deviennent des bourreaux et des filles dans un contexte où l’homme est notablement dominant.
"C’est du théâtre, je ne fais pas un manifeste politique, ni social, ni féministe. J’essaye de rendre compte de la vie de tous les jours."
Comment évitez-vous la démonstration ou la thèse pour faire théâtre à partir d’une problématique politique ou sociale ?
Ahmed El Attar : Dans Mama, on ne parle pas de ce qui soustend l’action : c’est du théâtre, je ne fais pas un manifeste politique, ni social, ni féministe. J’essaye de rendre compte de la vie de tous les jours. Au quotidien, les gens ne se mettent pas autour d’une table pour parler de l’histoire de la femme - à part une minorité d’intellectuels bien sûr. Une expérience d’oppression c’est une expérience de vie et moi ce que j’essaye de faire c’est rendre cette expérience sur scène. Dans Mama, on sent et on voit sans le qualifier le rapport de pouvoir entre les différentes femmes de la famille pour contrôler leurs fils respectifs : la mère et la belle-fille sont dans ce jeu de pouvoir qui entraîne dans sa dynamique les enfants, les hommes et les serviteurs, cela se passe dans le salon d’une famille très riche et c’est cela le spectacle.
Mama traite des ressorts du machisme. Cette question vous paraît-elle concerner uniquement le Moyen-Orient ?
Ahmed El Attar : Non, mais je parle de ce que je connais le mieux en tant qu’Égyptien, en tant qu’Arabe. Pour avoir voyagé dans le monde arabe, je connais assez bien ma société et celle qui est autour mais c’est sûr que ça ne concerne pas uniquement le monde arabe. On l'a vu dernièrement- mais j’avais commencé à travailler sur Mama bien avant l’affaire harvey Weinstein aux États-Unis et tout ce qui en s’en est suivi. En effet, on assiste aujourd’hui dans le monde occidental, aux États-Unis, en France et ailleurs à tout ce mouvement contre la violence et contre l’agression sexuelle à l’encontre des femmes. Ce problème existe dans les sociétés occidentales, comme en Italie ou en Espagne par exemple où le machisme est un phénomène très présent. J’ai lu qu’il y avait un énorme pourcentage de femmes battues parleurs conjoints en Espagne. Quelles que soient les sociétés, on constate que la place de la femme dans le monde a toujours été problématique.
"J’écris et je mets en scène en essayant de réfléchir le moins possible à ce que le public va penser, s’il va aimer ceci, s’il va trouver cela drôle ou trop dur ou trop choquant. L’artiste qui réfléchit au public va se tromper !"
Vous êtes plus représenté à l’étranger qu’en Égypte. Avez-vous en tête un public lorsque vous travaillez ?
Ahmed El Attar : J’essaye de ne pas penser au public quand je crée. Je ne voudrais pas, dans mon travail, être influencé par un public. Il faut être à ce qu’on fait et je pense que quand on réfléchit trop au public on perd une partie de sa spontanéité et l’œuvre en souffre. J’essaye de faire du bon travail, pour moi c’est l’essentiel. Cela étant dit, effectivement, je fais des spectacles en langue arabe, arabe dialectal égyptien, ce qui est bien sûr à destination du public égyptien en premier lieu et aux pays du Machrek en second lieu. Mais j’écris et je mets en scène en essayant de réfléchir le moins possible à ce que le public va penser, s’il va aimer ceci, s’il va trouver cela drôle ou trop dur ou trop choquant. L’artiste qui réfléchit au public va se tromper !
Les Printemps arabes ont mis en évidence de fortes aspirations pour une véritable démocratie. Qu’en est-il d’après vous aujourd’hui de la conscience des rapports homme-femme au Moyen-Orient ?
Ahmed El Attar : Forcément ça bouge. Ça bouge dans la jeunesse notamment mais il faut bien dire que le poids de la société reste énorme. Je pense qu’un de nos problèmes essentiels dans le monde arabe et, j’estime, un des problèmes des Printemps arabes est le manque de réflexion. Il y a eu un instinct très fort, important, utopique et magnifique mais il n’y avait pas de réflexion politique, pas de vraie réflexion sociale et c’est pour cela qu’on a perdu le chemin. Je pense qu’on ne peut pas juste se fier à l’instinct de la jeunesse, il faut aussi lui donner les moyens de mener une nouvelle réflexion parce que le poids de la société, le poids de la vie, toutes les difficultés qu’on rencontre peuvent faire basculer cette ouverture naturelle de la jeunesse, de n’importe quelle jeunesse dans le monde, vers quelque chose de beaucoup plus conservateur et beaucoup plus fermé. On le voit avec les extrémistes, de tout bord. Il faut leur montrer, comme dans un miroir, leurs propres mécanismes pour qu’ils s’en rendent compte et à partir de là les amener à entreprendre leur propre réflexion et leur propre changement. Les Printemps arabes ont surtout mis sur la table de nombreuses problématiques qui étaient enfouies, gardées sous couvert pendant très longtemps. Et ces problématiques-là demandent du temps pour être comprises par tout le monde et pour tenter de les résoudre. On n’est pas sur une échelle de sept ans, ni dix ans, ni même quinze, on est vraiment sur une durée de cinquante ans pour que les choses changent et surtout pour que les mentalités évoluent. Mais le début est là, ça a commencé et moi je pense que ça ne s’est pas arrêté. Peut-être que de l’extérieur on a l’impression que tout est revenu comme c’était, ce n'est pas vrai ! Ce n’est pas vrai, il y a plusieurs générations de jeunes et ils sont la majorité dans le monde arabe qui ont changé pour la vie et qui n’attendent que leur moment et leur moment va venir, forcément.
Propos recueillis par Tony Abdo-Hanna.